En mai 1996, Michele Katz exposait ses peintures des dix dernieres annees au Couvent des Cordeliers de Chateauroux. Nous I'avons déjà croisée, militante convaincue a la Jeune Peinture dans les annees 70. A cette époque, elle etait revoltée contre la manière dont Ie milieu de I'art, fort machiste, occultait Ie travail des artistes-femmes. Faut-il rappeler qu'en avril 1974, Ie numero special des Temps Modernes intitulé « Les femmes s'entêtent» ne put donner la parole aux femmes qui témoignaient que sous l'anonymat de leurs prénoms, tant les menaces de pressions et représailles sur les auteures étaient réelles?
Depuis 1961, Michèle Katz avait choisi de peindre le corps comme personne avant elle ne l'avait peint. Elle évoluait dans le milieu de la Nouvelle figuration alors que sa peinture ne correspondait en rien aux travaux de ses camarades hommes, mais elle revendiquait absolument ce terme de «nouvelle figuration» pour elle-même. Elle le revendique toujours aujourd'hui: «II est clair, écrit-elle, que les femmes artistes porteuses d'une forte vérité sur le corps dans les années 70 avaient besoin de temps pour devenir auteur de leur propre corps, à plus forte raison pour l'être en tant que poètes ou peintres. En ce temps, il y a eu des fleurs bleues, des rigolotes encoocoonées, des zen, etc. Nous voulions autre chose que le misérabilisme de Richier. C'est Louise Bourgeois, aux USA, qui faisait le boulot...»
Avec l'exposition de 1996, qui serait suivie de plusieurs autres à Paris, Michèle Katz, après avoir vécu dans les déserts et multiplié les expériences, faisait le point sur dix ans de travail. Lorsqu'elle allait au désert, celui du Sinaï par exemple, ce n'était pas la révélation d'un mystère qu'elle cherchait. Parce qu'elle était avant tout peintre, elle y était invinciblement attirée par la présence de l'énigme. Qu'est-ce qu'une énigme? «La délivrance d'un sens à mots couverts, une parole cryptée qui laisse soudain à découvert ce qui était jusque-là pur mystère. L'énigme s'oppose ainsi au mystère non pas en tant que sa négation, mais comme figure de sa manifestation cryptée.» (Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Seuil 1996, p. 109). Dans les «Ecritures du désert» comme dans les «Ecritures de la patience», Michèle Katz procédait par récupération de fragments d'anciennes toiles, dont la recomposition par collage sur une toile nouvelle créait la possibilité de la fulgurance d'une «parole cryptée», la seule capable d'exprimer ce qui est d'ordinaire à la fois indicible et non figurable. Voilà en quoi, pour Michèle Katz, la peinture est une utopie, mais une utopie nécessaire. C'est par elle que les fragments se (re)composent, et c'est par elle que l'artiste ne craint pas pour elle-même quelque morcellement que ce soit. Elle a travaillé en milieu hospitalier parmi des schizophrènes et sait ce que c'est que la perte d'unité dans une personne. Mais elle se sait protégée par la peinture en tant que reconstitution permanente d'une totalité perdue.
Au milieu des années 90, Katz privilégiait l’emploi d'empreintes de corps, prises à même la peau (elle a continué par la suite). Le papier retient l'huile, et l’artiste y dépose du graphite ou du pigment ensuite fixé. Il ne lui reste plus qu'à introduire ces images achiropoïètes dans de vastes compositions dont les clefs seraient à rechercher aussi bien dans la biographie la plus intime del’artiste que dans l’histoire de l’art. «L’empreinte est un transfert», dit Michèle Katz, faisant référence à l’héritage de Marcel Duchamp, mais ajoutant aussitôt qu'elle, en tout cas, croit à la peinture «rétinienne» détestée par le célèbre joueur d'échecs parce qu'elle aime la peinture, tout simplement.
Ces fragments sont ceux de bouches, d'oreilles ou de sexes, par exemple, mais jamais de mains («Parce que les mains sont pour moi des formes usées», explique-t-elle). Nul fétichisme ici, à la manière d'une Louise Bourgeois monumentalisant des sexes dans ses sculptures (c'est une référence pour elle, non un modèle). Michèle Katz laisse rôder son art aux marges de l’érotique et de la mort, là où se posent les questions essentielles. On comprend alors pourquoi ses tableaux portent des citations - souvent de Jabès - en guise de titres. Celle-ci par exemple: «Nos linceuls sont tissés de toutes nos solitudes", ou encore celle-ci : "Nous nous sommes dispersés sans nous voir. »
La peinture de Michèle Katz combine avec une étonnante aisance à la fois le vieux fantasme achiropoïète de la photographie, qui remonte au moins au Voile de Véronique, et la problématique d'une peinture qui serait pure émanation spirituelle, ramenant l’image à celle de la manifestation d'une vérité originaire (c'est-à-dire la problématique définie au début du siècle par Kandinsky, Malévitch et Mondrian). Les formes, les couleurs et même les objets (comme les boîtes de médicaments à vingt-neuf alvéoles) déposés par Michèle Katz sur ses toiles des années 90 fonctionnent à la manière d'un voile qui couvre et découvre à la fois. Il faut prendre le risque de s'y perdre. C'est à cette condition que l'on aura une chance d'y entendre la parole cryptée qui s'y murmure sans répit.
p 206 - 207 - 208
|